Genèse dialectique de l'homme augmenté
Résumé
C'est le triste apanage des guerres que de susciter des avancées technologiques majeures, selon une tendance que la modernité n'a fait que renforcer 1. La première d'entre les guerres modernes, la « Grande », que Jünger donne précisément pour une « bataille de matériel 2 », y compris de « matériel humain 3 », a inauguré ce lien consubstantiel entre développement technique et conflits meurtriers. Les conséquences des affrontements sont elles-mêmes l'occasion d'ingénieuses inventions, ne fût-ce que dans le champ médical, qui doit composer avec des corps affreusement mutilés ou dans le secteur économique alors au bord du gouffre. Selon cette même logique, les moyens de communication, qui ont fait la preuve de leur redoutable efficacité grâce à la propagande déployée pour mobiliser « l'arrière » particulièrement en France et aux États-Unis 4 , sont de plus en plus sollicités en temps de paix. Ainsi, ce que la technique a conquis au champ d'honneur, la technique l'a réinvesti dans le civil, majoritairement en faveur de son propre développement, et à un rythme toujours plus soutenu. La période d'entre-deux-guerres est caractéristique de cet emballement, chez les vaincus comme chez les vainqueurs, emballement qui se soldera par un nouveau conflit, encore plus meurtrier en valeur absolue, où les blindés joueront cette fois-ci un rôle majeur dans des batailles d'un genre renouvelé dont « la physionomie ne parvint pas », entre 1914 et 1918, « à se dessiner dans tous ses détails 5 ». En Allemagne, les pertes de guerre sont d'autant plus douloureuses que les clauses de l'armistice doublées des effets de la Grande Dépression entretiennent une situation économique catastrophique 6 et que la République de Weimar ne parvient pas à juguler une instabilité politique devenue endémique 7. Parfaitement clairvoyant, Walter Benjamin note en 1930 : Avoir fait la guerre, du plus intime de soi, d'autres peuples pourraient l'affirmer à leur propos. L'avoir perdu du plus intime, non. Le particulier […] de cette explication, avec la guerre perdue qui secoue si gravement l'Allemagne depuis 1919, est maintenant que sa perte, précisément, en fait appel à la germanité. […] [Ces tentatives pour surmonter la perte de la guerre] commencèrent avec l'entreprise qui consista à pervertir la défaite en une victoire intérieure… 8 Une remarque s'impose en complément de cette citation : l'analyse est formulée alors que Benjamin livre une critique acerbe de l'ouvrage collectif Guerre et Guerriers édité par Jünger. Son propos consiste ainsi à dénoncer l'héroïsation rampante du soldat que Jünger entretient encore, en aventurier 9 qui s'est exemplairement illustré au front. Et l'argument central de cette critique n'est autre que la compréhension de la technique et de son rôle en temps de guerre comme en temps de paix. L'intérêt de la controverse tient en ceci que Benjamin, qui fraye avec le marxiste, dénonce chez les tenants d'une héroïsation de la guerre une « inimitié » de principe « envers le matérialisme », posture qui lui paraît d'autant plus délétère que dans « cette inimité se créa le langage de la bataille de matériel 10 » sous couvert de « séparer de façon étanche […] tout ce qui est Technique de ce qu'on nomme Spirituel 11 ». Sans prendre position dans cette controverse aux nuances politiques tout à fait caractéristiques de l'époque 12 , il semble néanmoins intéressant de relever cette collusion du technique, du spirituel et de la
Domaines
Sciences de l'Homme et Société
Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)